Interview de Patricia Gallot-Lavallée, designer d’émotions et auteur des livres J’Adooore

 

Patricia Gallot-Lavallée est designer d’émotions, enseignante et auteur de plusieurs livres, dont le désormais incontournable ouvrage de référence en la matière : J’Adooore (vous pouvez retrouvez les résumés ici, et encore ici). Elle a mené plusieurs années de recherche et d’expérimentation auprès des plus grandes marques (MyLittleParis, Baccarat, etc.) pour réussir à décrypter les facteurs clés de succès des opérations marketing & communication génératrices de « buzz » et d’émotions. Nous avons eu la chance de la rencontrer. Interview.

 

SWiTCH : Quel est votre parcours académique et professionnel ?
Patricia Gallot-Lavallée : Alors d’abord, il y a quelque chose que je trouve énervant, c’est de toujours demander ce que les gens ont fait comme études, comme si on pouvait baser la crédibilité de quelqu’un sur des choix faits avant l’âge de vingt-cinq ans ! J’ai eu la chance de ne pas faire d’études, de ne pas être mise dans une case, étudier un sujet spécifique pendant des années. Plus jeune, je voulais apprendre l’anglais, alors je suis partie en Angleterre, après j’ai eu envie d’apprendre le russe, donc je suis partie en Russie. Le Japon me tentait mais les Japonais me faisaient peur, alors je n’y suis pas encore allée ! (Rires)

Je suis partie en Angleterre deux ans et deux ans en Russie. En Russie, c’était l’ennui mortel… Heureusement j’avais une bande d’amis, et puis c’était les débuts d’Internet. Alors, j’ai décidé d’apprendre comment faire un site Internet. Je me suis formée toute seule à la création de pages Web. J’avais un ordinateur pourri, même pas Dreamweaver, c’était le Notepad et le système D !

J’ai toujours pensé que tout était logique et que rien n’était magique. C’est un enseignement que je réutilise aujourd’hui, dans mes cours, qui vient de cette période de ma vie et qui a eu un fort impact. Je continue d’appliquer ce mantra, toujours avec curiosité.

Après la Russie, je suis revenue en France avec le désir de créer des sites Internet ; c’était en pleine bulle Internet et tout le monde demandait des sites web. J’ai été embauchée dans l’entreprise de mon frère, paysagiste. Ce furent mes premiers pas, « à tâtons », je touchais un SMIC et mon frère me donnait un peu de travail, mon père aussi… six mois plus tard, je les sentais frileux, je suis donc partie. J’ai envoyé quarante candidatures, dont une au Journal du Net, en pleine expansion à l’époque. Il y avait des journalistes qui arrivaient tous les jours, et en quinze jours, j’étais Responsable Réseaux ! On me demandait de faire des sites dynamiques. Et je demandais : « Des sites dynamiques ? Mais qu’est-ce que c’est ?! ».

J’avais ma dose de stress, mais c’était vecteur de motivation. J’étais à fond tout le temps ! Je me rappelle me réveiller une nuit à trois heures du matin « Oh ! J’ai oublié d’envoyer la mailing liste ! ». Et puis, travailler avec moi c’est terrible car il y a des choses que je comprends mais que je n’arrive pas à expliquer et je ne comprends donc pas que les autres ne puissent pas les comprendre. Alors je m’énervais beaucoup ! Je travaillais avec des graphistes, le directeur de la publication, etc. c’était vraiment motivant et très riche. Un jour, quelqu’un m’a dit : « C’est dingue, quand tu décides d’apprendre un truc, tu es une vraie éponge ». Le directeur financier me voyait souvent arriver avec un nouveau bouquin, et mon chef me disait : « J’ai compris que pour t’épanouir, il faut que je change ton poste tous les six mois, sinon tu t’ennuies trop ».

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser à l’ergonomie dynamique des pages, je suis allée beaucoup plus loin dans l’idée de la fonctionnalité d’un outil. Et au bout de trois ans, je suis partie et j’ai monté ma société, j’étais vraiment portée sur l’ergonomie, avec comme base l’architecture de l’information. Je fais vraiment la différence entre l’ergonomie et l’architecture de l’information. L’architecte, il va penser « base de données », « référencement naturel » ce qu’un ergonome ne fait pas forcément, ou moins naturellement.

Quand je pense au site pluzz.francetv.fr, c’était l’une de mes plus belles réalisations à l’époque, c’était quand même très excitant de sentir que l’on travaille sur un site qui va servir, car là clairement l’utilisateur a un besoin défini et il veut que ce soit efficace, simple, c’était vraiment la recherche de la simplicité. Et c’était tellement « simple » que le mot ne venait plus à l’esprit, le site parlait de lui-même.

Et puis comme d’habitude, au bout de plusieurs années, j’en ai eu marre. Je me suis rendue compte que tout le monde me demandait de régler des problèmes, de rendre les choses plus simples, plus organisées etc. Mais jamais personne ne me demandait de créer du « Waouh ! », du « Coool », de la « Suprise », du « Supeeer ». Cela devenait évident que ce qui manquait c’était de l’émotion positive. Et quand on y réfléchit, c’est évident, j’entends : si tu veux que ton contenu soit viral, il faut créer de l’émotion, et c’est comme ça que je suis devenue naturellement « Designer d’Emotions».

SWiTCH : Comment en êtes-vous venue à l’écriture de livres ?
PGL : À un moment je suis partie au Canada… Ah oui, j’ai oublié de le dire… ! Je suis partie neuf mois, six durant lesquels j’ai travaillé puis trois durant lesquels j’ai voyagé aux Etats-Unis. En fait j’avais dans ma liste de rêves d’aller habiter à New York, alors j’y suis allée. Là-bas je n’avais pas le droit de travailler donc c’est là que j’ai commencé à écrire. J’étais dans la bibliothèque où Carrie Bradshaw (Personnage de la série à succès Sex and The City, ndlr) essaie de se marier, et je me rappelle qu’à l’époque les modes de navigation c’était toujours un bandeau en haut, un bandeau à gauche et en plus c’était mal implémenté ! Alors j’ai décidé de regrouper tout ça pour créer un référentiel, car nous n’avions pas de référentiel. Et j’ai commencé à écrire.

Je me suis dit « un livre c’est un peu comme un Power Point », et des PowerPoint j’en fais tout le temps ! Désacraliser le livre et le fait d’être un auteur m’a permis de me lancer. Psychologiquement, c’est hyper dur d’écrire un livre, c’est une bataille contre lsa petite voix intérieure qui est toujours en train de tout critiquer. Elle est aussi forte que moi, ma critique intérieure !

SWiTCH : Qui sont vos clients ?
PGL : Des marques, des restaurants et des écoles supérieures.

SWiTCH : Quelle est votre plus grande satisfaction dans votre métier ?
PGL : Quand on cherche la simplicité et qu’on voit qu’on l’a. Quand on cherche l’émotion et qu’on la voit sur le visage des gens. Quand on cherche la viralité et qu’on la voit. Typiquement sur pluzz.francetv.fr, on a atteint un niveau de simplicité tel que les gens ne pensent même pas à la phrase « c’est tout simple ». Je trouve ça beau.

SWiTCH : Quelle est votre plus belle réalisation avec vos étudiants ?
PGL : Je pense que ce sont les Buzzies Awards ! Il y a cinq ans que je donne des cours à l’IIM (Institut d’Internet et du Multimédia) et dans cet établissement ils ont la bonne idée de laisser les enseignants indépendants sur leurs modules, c’est plus ou moins cadré.

Je voyais que beaucoup d’étudiants pensaient que pour réussir il fallait travailler dur et longtemps. Et je n’étais pas d’accord. J’ai vu des gens qui en quinze jours ont écrit des best-sellers. Pour illustrer mon point de vue, je leur ai proposé de créer une application, et leur ai demandé en quinze jours de créer du Buzz et du trafic sur celle-ci, si possible au moins 5 000 visites. La première année, seulement une personne a réussi, la deuxième, deux personnes… cela fait plusieurs années maintenant. Cette année, il y en a un qui a eu 250 000 visiteurs uniques sur son site, un autre groupe est passé sur NRJ, alors que le site a été conçu en deux jours ! J’étais assez contente de cette édition là car tout d’abord le Directeur de l’école est rentré dans l’amphi au début pour donner une certaine solennité au lancement du module. Et à la fin de la semaine, j’ai croisé un étudiant dans les couloirs, et il m’a déclaré « De toute façon, les Buzzies Awards c’est une expérience ! », avec les mots qui lui manquaient, les mains qui se tordaient, etc. Le Directeur aussi m’a dit « c’est vrai que c’est une expérience ». Il faut voir aussi les photos des étudiants avec leurs projets : il y en a qui ont honte, d’autres qui sont fiers, d’autres qui se marrent… C’est quelque chose qui montre comme les étudiants sont formés.

SWiTCH : Et avec vos clients ?
PGL : La plus belle et la plus concrète c’est la carte du Vivier, un restaurant de fruits de mer. Les clients sont des gens qui cherchent une émotion calme, des gens qui reviennent… j’ai aussi écrit le menu pour qu’il contienne de l’humour. Et généralement avec l’humour, les gens s’attendent à du graveleux… mais ce n’est pas vrai, il y a pleins de types d’humour dans la publicité, complètement acceptables. Dans la carte on cherchait l’ergonomie et la simplicité. Donc l’été quand il y a énormément de gens, ils lisent juste les plats, mais en septembre-octobre, les couples ont tendance à beaucoup plus lire la carte, et les retours sont toujours les mêmes « ah qu’est-ce qu’elle est sympa cette carte » !

SWiTCH : Quelles sont les plus grandes difficultés que vous rencontrez dans l’exercice de votre métier de designer d’émotions ?
PGL : Pour l’instant, c’est que, pour l’instant dans la tête des gens, le métier n’existe pas. Les gens ne se posent quasiment pas cette question-là. Les gens ne voient pas ce que l’on vend, ça prend du temps de leur expliquer et encore plus pour qu’ils comprennent. J’ai rencontré des difficultés lié au client, car si émotionnellement je ne suis pas dans le camp de mon client, j’ai du mal à me lâcher et à apporter quelque chose.

SWiTCH : Il faut absolument que vous aimiez les produits/services de votre client ?
PGL :
Je vais toujours chercher en quoi je l’aime ou en quoi les gens l’aiment. J’ai quand même besoin de beaucoup de fraîcheur. Si je suis fatiguée, exténuée et stressée, je n’ai pas la force que cela demande. Je ne peux pas me permettre d’en faire trop tout le temps dans mon métier. Dans le mot « expérience » il y a cette notion de quelque chose que l’on n’a jamais fait, donc ça veut dire innover.

SWiTCH : Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui aimerait se lancer dans ce métier ?
PGL : Patience et persévérance ! Mais aussi de la méthodologie, car à la base, il y a beaucoup de peur, car il y a une promesse non négligeable : de l’émotion, et ce n’est pas facile.

SWiTCH : Comment voyez-vous votre métier d’ici cinq ou dix ans ?
PGL : Toujours autant un métier de niche. Car l’être humain, depuis des millénaires, met les gens dans des cases. Personnellement, j’espère que dans dix ans je serai là où j’ai envie d’être, à savoir réaliser des choses qui durent et avoir une expertise qui fait faire « waouh » aux gens !

SWiTCH : Selon vous, quelles sont les clés pour un brainstorming réussi, pour qu’un processus créatif s’enclenche ?
PGL : Il faut les bonnes contraintes ! Le cerveau humain a besoin de contraintes. Si l’espace est trop grand, le cerveau humain est perdu. Réussir à poser les bonnes contraintes et poser les bonnes questions. Et ensuite, les gens vont avoir des idées après avoir dormi, ou en marchant… ce n’est pas en un temps donné que les idées viennent. D’ailleurs la tente 2″ de Quechua vient d’une ballade. Un chef de produit qui s’appelle Jean Philipe a décidé d’emmener un groupe d’amoureux de la montagne en ballade, et en plein milieu de la montagne il demande « comment on pourrait rendre la montagne plus confortable ? ». Tout le monde réfléchit, et il y en a un qui sort : « Moi ce que j’aimerais c’est pouvoir lancer ma tente et qu’elle se monte toute seule ». Tout le monde a rigolé, mais le chef de produit a fait le lien avec les tentes Pop-Up des enfants. Apres trois ans de R&D, cette tente est devenu un Best-Seller mondial.

SWiTCH : Est-ce que créer c’est forcément innover ?
PGL : Non, il y a beaucoup de plaisir à copier et créer sa propre version.

SWiTCH : Quel serait votre projet rêvé ?
PGL : Le design expérience des thermes d’Evian… Parce que je suis allée les visiter et c’est vraiment intéressant car ils ont appliqué le branding d’Evian très, très loin. Mais en même temps j’ai vécu la même expérience spa qu’a Belle Ile en Mer. Et vraiment il manque une expérience différenciante. C’est une marque très riche, il y a tellement de quoi appliquer le yin yang à l’espace spa, en termes de marketing et de marché… c’est non négligeable. J’adorerais travailler sur un tel projet ! Sinon j’aimerais travailler avec Robuchon sur un nouveau projet de restaurant végétarien, car le végétarien a vraiment besoin d’être repensé.

SWiTCH : Quelle est l’émotion ou quelle devrait être l’émotion la plus recherchée par les entreprises ?
PGL : Le privilège.

SWiTCH : Est-ce vraiment une émotion ?
PGL : En quelque sorte ! C’est celle qui marche le mieux sur ventesprivees.com, mylittleparis, etc. C’est une émotion qui n’est pas difficile à créer. Ça et l’ingrédient secret (à découvrir dans le 6ème livre de la série J’Adooore, ndlr) bien sûr… 😉

SWiTCH : Est-ce qu’il y a un sujet que nous n’avons pas abordé mais dont vous auriez aimé parler ?
PGL : Créer une profession c’est être pleine de doutes tout le temps… Je cherche à changer de rôle socialement, et ce n’est pas facile.

SWiTCH : Merci Patricia !

 

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